Voici un ouvrage collectif qui réussit le pari d’être à la fois un beau livre, un livre de cuisine et un livre de société. Les auteurs, six hommes, sont allés à la rencontre de quinze femmes vivant dans les banlieues lyonnaises pour nous faire voyager dans le temps et dans l’espace sous prétexte de régaler nos (leurs ?) papilles. Ainsi, sans quitter la France, cet ouvrage nous emmène aux quatre coins du monde. Une dizaine de pages, parfois un peu plus ou un peu moins, sont consacrées à chacune de ces quinze femmes qui nous apparaissent ordinaires et exceptionnelles à la fois. Avec pudeur, chacune raconte son histoire, sa famille, sa cuisine. Le lecteur se laisse happer par le récit de ces vies hors du commun et devient spectateur de ces destins. Force et détermination, mais aussi résignation et abnégation parfois, sont certainement le point commun entre tous ces portraits. Et on ne peut que penser à toutes ces femmes des quartiers populaires, ces femmes immigrées, que l’on croise peut-être quotidiennement sans même les regarder, sans même avoir conscience qu’elles sont extraordinaires, et pas seulement parce qu’elles font bien la cuisine ! Cet art culinaire, certaines l’ont appris auprès de leur mère, d’autres l’ont appris dans les livres ou en suivant des formations. Tout au long de l’ouvrage, récits, dessins et photographies se juxtaposent dans un mariage artistique aussi surprenant que réussi, où chaque art complète les autres. Les recettes, décrites simplement, à la manière d’une transmission familiale, sont accompagnées d’informations sur les ingrédients et de petites notes nutritionnelles.

Un petit aperçu du sommaire :

  • Miranda, originaire du Bénin, raconte son enfance et sa passion pour la cuisine qui l’a menée à venir étudier en France. Elle présente la recette de l’atassi, un plat à base de riz et de haricot.
  • Nathalie, guadeloupéenne, raconte ses souvenirs d’enfance, la langue créole, son goût pour la cuisine. Elle nous met l’eau à la bouche avec la recette du trio gourmand des îles composé d’un gâteau de patate douce, de chips d’ananas et de sorbet coco.
  • Zaineb, originaire de Tunisie, raconte sa vie entre deux cultures et c’est tout naturellement qu’elle présente une recette qui lui ressemble, c’est-à-dire inspirée de ses deux cultures : les paupiettes de veau revisitées aux saveurs d’ailleurs.
  • Sondes est arrivée d’Irak il y a peu et ne parle pas encore français. Pendant qu’elle cuisine le dolma (un plat à base de feuilles de vigne farcies), elle raconte son enfance marquée par les atrocités de la guerre, sa vie non choisie ; son amie traduit.
  • Nansy est égyptienne mais a vécu au Soudan. Elle a dû fuir clandestinement, sa famille étant menacée de mort. Elle y a laissé une situation sociale confortable qu’elle ne peut retrouver en France : son diplôme d’ingénieur et le diplôme de dentiste de son mari n’existent plus ici. Elle présente un plat de moussaka.
  • Amaria est originaire d’Algérie. Elle raconte ses parents, son amour pour les produits authentiques, son projet de pâtisserie fine et ses engagements multiples. Elle partage sa recette du makrout.
  • Fazia, aussi originaire d’Algérie, bavarde tout en confectionnant des cornes de gazelle d’une main experte.
  • Esperanza vient d’Espagne. Dans son logement au décor typiquement espagnol, elle déroule longuement l’histoire de sa vie avant et après son arrivée en France en 1969. Puis il est temps de déguster la paella.
  • Awa est arrivée de Centrafrique à 24 ans. Elle raconte son enfance dans un foyer polygame et attentif, puis compare son vécu de la maternité en Afrique avec celui qu’elle a vécu en France. Elle prépare un bœuf à la sauce d’épinards et arachide.
  • Saleha est franco-algérienne. Ses parents étudiants en médecine à Paris ont dû fuir la capitale en 1940, direction l’Algérie. Ingénieure, elle a dû à son tour fuir ce pays pendant la guerre civile des années 1990. Elle partage la recette des rfiss, des petits gâteaux de semoule.
  • Chantal, française de 75 ans, raconte son parcours et ses engagements avant de proposer à ses invités un gâteau de foies de volaille.
  • Sadia a quitté seule l’Afghanistan quand elle avait 15 ans, après la mort de ses parents et avec l’envie de ne laisser personne lui dicter sa vie. Elle partage sa recette du palaw, un riz épicé au poulet.
  • Ladda a dû fuir le Cambodge lorsque les Khmers rouges ont pris le pouvoir et tué son mari. Elle a rencontré son second mari dans un camps de réfugiés. Elle parle quatre langues, mais pas encore bien le français. Elle a préparé des curry nems.
  • Rosario est née au Nicaragua, a connu la dictature de Somoza et la perte d’un frère tué par la Garde nationale du dictateur. Son père, un des commandants de Somoza, lui a fait quitter le pays il y a plus de cinquante ans afin de la protéger. Aujourd’hui, elle envisage une visite dans son pays natal, non sans crainte. Elle offre des enchiladas salsa verde.
  • Esme est arrivée de Turquie à l’âge de 6 ans, il y a bientôt quarante ans. Elle raconte ses souvenirs, sa fille malade, son incompréhension face au refus de l’administration de la naturaliser d’abord parce qu’elle divorce, puis parce qu’elle est sans emploi. Elle partage sa recette des mantis, les raviolis turcs.

Des récits ponctués de sourires et de silences, et un plaisir évident de partager ces plats familiaux en toute amitié. On referme le livre avec, dans la tête, des morceaux de vie éparses, des saveurs épicées et un regard nouveau sur ces femmes qui sont à la fois d’ici et d’ailleurs.


Ce que je retiens de ma lecture ? Cet ouvrage propose une immersion dans les quartiers populaires lyonnais pour en donner un autre aperçu, et l’on imagine aisément pouvoir le transposer aux banlieues d’autres grandes villes. Il met à l’honneur des femmes qui sont habituellement invisibles, des femmes aux parcours parfois douloureux mais surtout remarquables par la force dont elles ont su faire preuve pour continuer à vivre et à aimer les autres, car préparer de bons plats pour son entourage est indubitablement une preuve d’amour, amour pour la vie et amour pour son prochain. C’est un ouvrage à la fois chaleureux et réaliste.


Pour aller plus loin :

  • Feuilleter un extrait sur le site de l’éditeur.
  • Site de Denis Svartz, photographe, pour y découvrir des extraits et quelques-unes des photos publiées dans le livre.
  • Ce livre a été réalisé en partenariat avec l’association VRAC dont l’objet est de favoriser le développement de groupements d’achats dans les quartiers prioritaires en France et en Belgique.

Un livre pour : les curieux, les amateurs de cuisines du monde et les personnes qui apprécient découvrir des destins hors du commun. Un livre à offrir ou à s’offrir, assurément.


Femmes d’ici, cuisines d’ailleurs – Trésors culinaires familiaux
Alexis Jenni, Boris Tarvernier, Genaro Lopez, Emmanuel Prost, Denis Svartz, Valentin Luiggi
éditions Albin Michel (2017)